Premières années, premiers débuts (deutsch)

En 1915, le couple Rosa et Francis Béboux s'installe à Neuallschwil où, le 10 décembre de la même année, naît leur fils Francis. Les années d'enfance et de jeunesse que Francis Béboux partage avec son frère aîné Ernst, son frère cadet René et sa petite sœur Ruth le marqueront profondément.

Francis Béboux égrène volontiers ses souvenirs. Il raconte de manière vivante et pittoresque comment il observait le vieux maître menuiser Jehle au travail. C'est là qu'il a appris à se servir d'un ciseau de sculpteur, à travailler le bois, à faire d'une pièce de rebut un avion miniature. Le jeune Francis se plaisait aussi à faire halte dans la serrurerie du village et chez le ferblantier, où il recueillit ses premières impressions. Il était tout fier de pouvoir aider les mécaniciens du garage automobile Erhard et Dalward, en se chargeant de petits travaux. Cette enfance, dénuée de toute gâterie, lui a toutefois légué une foison d'exemple pratiques et un sentiment authentique d'estime, marquant fortement de son empreinte la vie ultérieure de l'artiste.
On peut inscrire à ce registre l'histoire qui relate comment le petit Francis est arrivé en possession d'un vélo. Cette anecdote, qui appartient certes à un temps révolu et qui figure dans les annales du village d'Allschwil, illustre bien la ténacité et la force de caractère de cet enfant qui, devenu adulte, saura mobiliser cette énergie pour travailler les matériaux les moins dociles. Un vélo, on doit le savoir, n'était pas encore, dans les années vingt, cet article courant que tout enfant d'aujourd'hui possède, mais représentait jadis un objet de luxe pour les enfants, surtout s'ils étaient issus d'une famille modeste. Pour la famille du postier Béboux, un vélo faisait en tout cas partie du domaine des rêves. A l'époque, le facteur effectuait ses tournées à pied

Francis, par contre, n'était pas prêt à renoncer à son rêve et, guidé par cette fascination de la roue, entreprit divers essais. Avec persévérance, il économisait ses pourboires de postier pour se procurer, pièce après pièce, de l'autre côté de la frontière, dans l'Alsace voisine, les éléments dont il avait besoin pour construire son vélo. "Tu as quelque chose à déclarer?" lui demanda un jour le douanier au poste-frontière. Un frénétique hochement de tête négatif. "Bon, alors, remonte un peu la chaîne de ton vélo, elle dépasse de ton pantalon", grommela le douanier bon enfant. Lorsque Francis osa finalement sortir dans la rue avec son engin quelque peu insolite, certains se moquèrent même de cette invention cocasse.
Personne ne pouvait deviner à l'époque que ce personnage un peu "loufoque" réussirait à transformer un vélo tout ordinaire en une roue acrobatique et qu'il s'en servirait pour réaliser des numéros de voltige, très applaudis lors des fêtes d'associations du village. Ces exercices acrobatiques pratiqués durant de longues années ont, du reste, aidé Francis Béboux à acquérir une souplesse physique exceptionnelle et une parfaite maîtrise musculaire.  Dans son riche album de souvenirs, on peut aussi évoquer l'histoire du grave accident dont il se remit, à la stupeur des médecins, grâce à sa volonté de fer et à son énergie physique.

 Quand l'artiste, aujourd'hui, se sent fatigué après une longue séance de travail dans son atelier, il pose la pièce qu'il est en train de travailler, et il se détend en accomplissant une véritable danse du ventre, destinée à réchauffer et à stimuler la musculature. "C'est ainsi que je peux, aujourd'hui encore, soulever cent kilos sans problème", mentionne Béboux comme en passant. Cette maîtrise du corps, quasi acrobatique, ce don de l'équilibre se reflètent dans sa création artistique. Ce sens de la proportion idéale, de la répartition des forces et de l'harmonie des formes, qu'il a acquis par le biais des exercices corporels, lui sert en effet de principe mental et artistique sur son chemin de vie.

Premières années, premiers débuts.... Il est rare que l'empreinte des années d'enfance et de jeunesse reste aussi forte jusqu'à l'âge adulte, comme c'est le cas pour Francis Béboux. Lorsque l'artiste parle de son père, c'est pour évoquer avec une visible émotion ce père de famille, qui, tel un patriarche, avait coutume, le dimanche matin, d'ouvrir sa Bible et de réunir les siens autour de la table pour leur lire des passages des Saintes Ecritures. On demande souvent à Francis Béboux si son travail d'artiste et sa création émanent d'une attitude foncièrement religieuse, étant donné que de nombreuses sculptures nées de sa main ont un rayonnement sacré. Francis Béboux n'est certainement pas religieux au sens confessionnel du terme. Pour créer une œuvre, il se laisse plutôt inspirer par des événements, des rencontres ou des observations de la nature que par des liens directs avec la religion. Cependant, au sens large du terme, Francis Béboux est un homme religieux, doté d'une spiritualité qui lui est propre et qui se reflète de manière authentique dans ses ouvrages. Le jeune Francis venait souvent voir un pasteur protestant d'origine juive qui, ayant fui l'Allemagne nazie, s'était réfugié à Allschwil, chez une amie de la mère de Francis, trouvant là un foyer d'accueil. C'est auprès de ce pasteur Bochard que Francis Béboux a reçu ce qu'il appelle ses "premières leçons de philosophie".

D'où vient l'homme, quelle place a-t-il dans la création, où va-t-il et quel est le sens de la vie? Autant de questions auxquelles le jeune homme d'alors s'intéressait et qui allaient d'ailleurs garder une place primordiale durant toute sa vie. Si quelqu'un demande aujourd'hui à Francis Béboux de créer une sculpture funéraire, l'artiste invite en règle générale la personne en question à faire le tour de son atelier et de son jardin peuplé de nombreuses sculptures. La plupart du temps, cette personne y trouve la sculpture qui répond exactement à ses souhaits et au message qu'elle veut transmettre. C'est peut-être l'effet de ces rayons de métal qui convergent vers un centre avant d'éclater vers la circonférence – comme un symbole de la loi universelle d'une révolution toujours en mouvement, du cycle de naissance et de mort, mais aussi comme une manifestation de l'espoir d'une parfaite union, d'une véritable fusion des éléments où s'efface toute polarité apparente.

Sur la voie de l'art

Francis Béboux, qui puise tant de force dans ses souvenirs, se rappelle aussi que ses talents pour le dessin se sont manifestés dès l'école. Son maître d'alors, Monsieur Stöckli, lui conseilla même d'envisager un métier artistique. Mais Francis n'avait pas encore de conception claire d'une telle perspective; il était encore très hésitant quant à son avenir professionnel. Il avait en effet découvert, par l'observation et le travail, tant d'activités artisanales les plus diverses, qui l'attiraient toutes.
C'est finalement un emploi auprès de la poste qu'il choisit, à 24 ans, pour assurer son existence et celle de sa nouvelle famille, puisqu'il avait épousé en 1939 la jeune Meta Gäbel, ayant grandi elle aussi à Allschwil. Mais le désir de suivre une voie artistique, de traduire l'immense richesse d'impressions et de sensations ne le quitta plus jamais. Son travail à la poste ne réussit pas à dompter cette volonté créative. Une boîte d'aquarelles et un chevalet pliant faisaient partie des accessoires indispensables dans le sac à dos du soldat Béboux!
Le couple Béboux-Gäbel eut trois fils et une fille: Marcel (1940), Claude (1947), Yvonne (1948) et Roger (1957). Mais les exigences de la vie quotidienne familiale et professionnelle, avec toutes les entraves qu'elles imposent, ne réussirent pas à ensevelir les aspirations d'expression artistique de Francis. Le pronostic de son ancien maître d'école était donc en train de se réaliser! C'est ainsi que Francis Béboux se lia avec des peintres comme Oscar Barblan, Gian Casty, Arturo Ermini, Karl Glatt, Rudol Maeglin, Werner Nänny, Gen Niederer, Hamid Zackj ou le sculpteur peintre Alfred Anklin. Dès 1934, il avait loué, derrière la maison de la Lindenstrasse 26 à Allschwil, un atelier où il se retirait pour peindre. Les cinq francs de loyer que cette pièce lui coûtait représentaient à l'époque une somme non négligeable, et certains ne manquaient pas de critiquer cette décision singulière du jeune Béboux, ne présageant rien de bon pour son avenir.

Jusqu'en 1960, Béboux continua à travailler en autodidacte. Seul un cercle relativement restreint d'amis connaissait l'œuvre de cet employé de poste, qui organisait son travail de manière à disposer chaque jour de quelques heures pour se consacrer à son art. Il aurait été facile à l'époque, et même plus tard, d'apposer à Francis Béboux l'étiquette de "postier peintre" ou de "sculpteur postier" et de commercialiser son œuvre unique, insolite certes, mais absolument remarquable. C'était compter cependant sans la personnalité de Francis Béboux! Les associations d'artistes, avec leur cortège d'obligations sociales, lui semblaient produire du temps "perdu" et ne l'attiraient donc guère. Il lui manquait aussi fondamentalement cette souplesse mentale permettant d'entretenir des connaissances et de nouer les contacts qui seront plus tard ces fameuses "bonnes relations", indispensables à une voie officielle parsemée d'honneurs.

Francis Béboux a toujours misé uniquement sur ses propres forces et sur la qualité de ses œuvres. Il lui a toujours été impossible de faire des courbettes, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il ne sache pas apprécier l'estime d'autrui. Ainsi, ses plus proches amis savaient bien que Francis Béboux avait du mal à admettre que son œuvre artistique fût justement si méconnue à Allschwil même, dans son environnement familier. 

Etait-ce dû à une certaine timidité de Béboux ou cela illustre-t-il l'axiome selon lequel nul n'est prophète dans son pays?
Francis Béboux éprouva une grande joie lorsque, finalement, des sculptures nées de sa main firent leur entrée dans l'administration municipale, et il fut très heureux de voir, en 1988, le public d'Allschwil manifester une réelle admiration pour l'une de ses sculptures en boule. Pour lui, le Prix de la Culture d'Allschwil, qui lui a été décerné en 1995, n'était pas seulement un hommage à sa création, mais aussi un geste de réconciliation et d'estime tardive.

Sur la voie de l'art, les détours sont parfois les chemins les plus directs. Ainsi, Francis Béboux a fait un pas décisif vers la sculpture en construisant une voiture à trois roues, avec l'aide de Walter Heckendorn. Celui-ci, à l'époque, était sur le point d'achever sa formation dans la carrosserie Köng à Bâle. Or, le propriétaire de cette entreprise avait été attiré par les travaux insolites de Béboux. Dans la lettre de félicitations écrite par Walter Heckendorn à son ami Francis pour son 65ème anniversaire, on y trouve le passage suivant: "Sans grand discours, uniquement par ta manière d'être, tu m'as appris à mener à terme la tâche que je m'étais fixée, à surmonter les échecs sans perdre courage, à toujours recommencer, à garder les yeux ouverts et à rester un homme. J'agis et je vis selon ces principes qui sont les tiens."

Le propriétaire de la carrosserie Köng fut l'un des premiers à être impressionnés par Francis Béboux et sa méthode de

 travail qui explore des voies totalement nouvelles. Köng demanda à l'artiste s'il possédait les plans de cet engin singulier dont la construction, selon Béboux, s'apparentait avec celle de l'avion d'un de ses amis. Des plans?

Béboux ne pouvait présenter ni esquisses ni plans; tous les plans de construction étaient inscrits dans sa tête et les maquettes existaient dans son imagination. Köng dut alors admettre qu'il avait certes affaire à un constructeur doué, mais aussi à un artiste et sculpteur encore plus doué!

En 1955, Béboux intégra des éléments constructifs dans ses reliefs muraux, développant peu à peu la représentation de la troisième dimension. Mais il resta fidèle à son style de travail initial, qui avait fait ses preuves, si bien qu'il n'existe toujours aucune esquisse de Béboux, pas la moindre ébauche! Lorsque Francis Béboux met en pratique une idée, il en a déjà élaboré mentalement le principe de base. Durant la phase de travail, il se laisse guider par le matériau. 

Le principe de base engendre alors des processus qui ont leur propre dynamique. L'artiste travaille dans une sorte d'obsession absente.

En 1964, Francis Béboux a montré pour la première fois à un vaste public ses reliefs en fer, exposés dans le hall construit de ses propres mains à côté de son atelier du Narzissenweg.

D'ailleurs, Béboux avait déjà construit lui-même en 1953, aidé par ses amis Ernst Anderegg et Hans Kungler, cette maison dotée d'un atelier au rez-de-chaussée et d'un atelier de peinture au premier étage.
Cette maison du Narzissenweg est devenue au fil des années une galerie-atelier unique en son genre, et même une véritable galerie en plein air. Ce bâtiment aux dimensions relativement modestes est entouré de constructions audacieuses, d'ouvrages qui ressemblent à des stèles, des ostensoirs et des boules où se reflète la lumière. Si cette maison toute simple, dont le hall et le jardin sont peuplés de tant de témoins artistiques, n'est pas devenue un lieu de pèlerinage pour les amateurs et connaisseurs d'art, cela tient sans doute à la sereine confiance en soi de l'artiste: Francis Béboux a trouvé estime et reconnaissance sans devoir sacrifier au show-business des milieux artistiques. Il se réjouissait chaque fois que ses œuvres étaient montrées dans des expositions d'art, mais il admettait aussi qu'on refuse de hisser l'autodidacte qu'il était au rang des célébrités artistiques.

Un matériau doté d'une âme

Les ingénieurs et autres experts s'étonnent toujours de voir avec quelle souveraineté Béboux travaille l'acier chromé, le bronze et le cuivre. De nombreux admirateurs de Béboux aimeraient – mais en vain – passer une journée à l'observer dans son atelier. Ce qui étonne d'abord chez Béboux, c'est son principe selon lequel aucune main étrangère ne participe au travail. Dans des processus de travail autonomes, le matériau est préparé, forgé et soudé; même le socle de pierre sur lequel la sculpture est ancrée est d'abord travaillé par Béboux lui-même.

Celui-ci allie la force d'imagination à l'habileté manuelle, la technique artisanale à la créativité artistique et cette fierté animant jadis ceux qui participaient à l'édification des grandes cathédrales médiévales.

On est toujours étonné par la technique que Béboux utilise pour souder et assembler différents métaux grâce à un procédé qui lui est propre. Les points de fusion des différents matériaux divergent énormément l'un de l'autre – comment Béboux arrive-t-il à les associer? L'artiste, qui ne se sert que d'un nombre restreint d'outils et n'utilise pour l'essentiel qu'une soudeuse électrique, un marteau, une enclume et une machine à couper, n'est pas prêt à divulguer ses secrets. Il se montre peu enclin à dévoiler un mode de travail qui serait sans doute très difficile à transmettre. Le caractère unique du style Béboux ne se prête pas à une étude académique, il faut le vivre.Quand Francis Béboux dit: "Je suis le plus grand admirateur de mes créatures", cela ne traduit aucune surestime de soi ou folie des grandeurs. Il est caractéristique qu'il ne parle pas d'ouvrages ou de travaux, mais expressément de "créatures". Après une phase initiale de composition, les créatures développent leur propre vie; leur créateur devient ainsi leur observateur, et parfois même, dans certaines conditions, leur admirateur, voire leur critique.

C'est aussi le respect du matériau qui fait de l'artiste Béboux un admirateur – d'ailleurs, il réalise souvent ses sculptures en intégrant des matériaux de rebut ou des fragments de métal.

Béboux pourrait sans doute expliquer comment il confère une rondeur aux pièces qu'il travaille en les enserrant dans un étau et comment il leur imprime la forme ou la courbure souhaitée à partir d'une ébauche brute aux dimensions correspondantes. Mais comment expliquer le rôle joué par l'énergie corporelle qui permet à Béboux de travailler jusqu'à l'épuisement total? On pourrait peut-être expliquer les étapes de travail permettant d'obtenir la patine d'une sculpture et décrire le mélange que l'artiste utilise lors du procédé de soudage pour former une patine verdâtre. Mais qui pourrait expliquer comment le matériau obéit à un processus conceptuel et dévoile une structure interne, en suivant une esquisse intérieure donnée qui, certes, se soumet à certaines méthodes de travail, mais qui, au fond, est définitive et irrévocable? Impossible non plus d'expliquer comment la disposition des galets dans le ruisseau, la courbure du chemin, la structure du tronc d'arbre, le jeu changeant des nuages selon la lumière au fil de la journée engendrent chez Francis Béboux cette mystérieuse inspiration qui le pousse à la création artistique.
En 1986, la mort de sa femme Meta, décédée des suites d'une grave maladie, a été une perte douloureuse pour Francis Béboux, désormais privé d'une fidèle compagne qui n'avait jamais cessé de le soutenir et dont il aimait écouter les conseils et les avis. Meta, en assumant le rôle de critique des œuvres nées dans l'atelier de Francis, avait rempli une mission importante aux côtés de l'artiste, dont elle avait ainsi contribué à l'épanouissement du génie créateur. Le décès de son épouse fut une rude épreuve pour Francis Béboux, qui trouva un réconfort dans la création artistique et put ainsi surmonter sa peine.
Si Francis Béboux éprouve de la satisfaction lorsqu'on lui témoigne une estime sincère, il fuit les éloges tapageurs. Ce travail fascinant et inexplicable avec les matériaux, avec l'image intérieure qui reflète sa propre personnalité et le mystérieux équilibre entre sa volonté de création et un certain effacement – tout cela est conforme à des lois mentales insaisissables, qui échappent aux critiques d'art.

Cette autonomie dans la pensée et l'action a parfois constitué un handicap pour l'artiste. Ainsi, lorsqu'il s'agissait d'aménager un cimetière, la commission chargée du choix des statues insistait pour qu'on lui livrât un modèle. Francis Béboux n'est jamais parvenu à expliquer de manière convaincante à des personnes externes pourquoi la vie qui anime le matériau travaillé et les possibilités d'ouverture à l'espace environnant ne se laissent pas emprisonner dans un modèle figé. Difficile de comprendre aussi que Béboux ne mette jamais en avant l'argument pécuniaire pour vendre ses œuvres. "L'art est pour moi un principe vital, l'art a toujours été le sens véritable de ma vie", dit l'artiste qui a créé ses œuvres durant des décennies à l'écart des circuits commerciaux.

Un succès tardif

Francis Béboux, qui intègre dans sa vie actuelle ses profondes attaches au passé, connaît aussi la force stimulante de la gratitude. C'est ainsi qu'il ressent une profonde gratitude amicale envers celui qui l'a découvert et est devenu son mécène. Il s'agit de Walter Spengler, décédé en 1988, patron de la maison de mode par correspondance Spengler.
La première rencontre entre Walter Spengler et Francis Béboux eut lieu à la suite d'un entretien dans un des bureaux de l'Union de Banques Suisses à Bâle. Ernst Béboux, le frère aîné de l'artiste, qui travaillait alors comme sous-directeur de la banque, possédait une sculpture de Béboux qui ornait son bureau. Cette sculpture attira aussitôt l'attention de Walter Spengler, qui se renseigna sur l'artiste. Non sans léger amusement, le sous-directeur lui indiqua son frère à Allschwil, ce frère qui passait dans sa famille pour un personnage plutôt bohème - certes très travailleur, mais aussi très différent de l'image bourgeoise d'un père de famille sédentaire, et dont l'originalité consistait à créer un maximum d'évasion avec un minimum d'argent.

Les circonstances furent alors favorables à Francis Béboux. D'une part, l'intérêt de Walter Spengler pour les sculptures de Béboux était éveillé. D'autre part, il était question, dans ces années 1970 à 1972, de choisir des ouvrages artistiques pour décorer le nouveau bâtiment Spengler à Münchenstein. Walter Frey, l'architecte de la maison Spengler à cette époque, vint voir un beau jour le jardin artistique de Francis Béboux et son hall d'exposition; sans hésiter un seul instant, il acheta résolument les premières sculptures en métal. Walter Spengler lui-même exprima alors le souhait d'entrer en contact avec cet artiste certes inconnu, mais absolument fascinant. Cette première rencontre, qui allait marquer le début d'une véritable amitié, ne manque pas de détails humoristiques. On vint en effet chercher Béboux à l'improviste dans son atelier pour l'amener dans le bureau du directeur Spengler. Béboux, en short, sandales et le torse nu, aurait voulu naturellement s'habiller en fonction des circonstances; mais on ne fit cas ni de sa résistance ni de ses réserves. C'est ainsi que Béboux dut monter, tel qu'il était, dans une voiture élégante qui le conduisit jusqu'au bâtiment de la Leimenstrasse à Bâle. La secrétaire de direction de Spengler, en voyant Béboux apparaître dans une tenue aussi simple, fut près de s'évanouir. Quelque peu embarrassé et confus, Francis Béboux voulait s'excuser auprès de Walter Spengler pour cette présentation quelque peu indécente. Mais Walter Spengler ne lui en laissa pas le temps; il le fit asseoir de force dans un fauteuil profond en grommelant: "C'est bon, on n'est pas là pour parler de fripes".

Il ne s'agissait pas en effet pour Walter Spengler de tenir des propos sur la mode ou autre sujet superficiel. " Vous faites des sculptures d'une beauté impressionnante, mais vous n'êtes pas à votre place à la poste. Vous n'avez rien d'un postier." Tel fut son court verdict. Et Béboux d'affirmer qu'il ne pouvait malheureusement pas vivre de son art, ce qui amena aussitôt la proposition de Walter Spengler, lui offrant un revenu susceptible d'assurer son existence. "Je vais mettre à votre disposition un atelier. Vous pouvez travailler librement. Personne ne vous contrôlera. La seule condition est que tous vos ouvrages passent en ma possession."
Walter Spengler argumentait à la manière d'un mécène princier issu d'un tableau de la Renaissance. Francis Béboux, cependant, ne se laissa pas impressionner par cette offre généreuse; il entendait d'abord y réfléchir, il en discuta avec sa femme Meta, faisant le tour du problème. S'il avait déjà songé à démissionner de son emploi aux PTT, il ne voulait pas se vendre à un employeur, mais rêvait plutôt de monter son propre atelier chez lui et de tenter l'aventure en s'installant à son compte. Meta Béboux-Gäbel ne mit en avant ni la sécurité, ni la retraite-vieillesse ou la pension de postier auquel son mari aurait droit. Elle n'avait jamais cessé de le seconder, ce Francis dont elle avait toujours été convaincue. Elle avait notamment dessiné tous ses ouvrages, rassemblant ainsi une véritable documentation au fil des années. Et c'est ainsi que Francis Béboux, âgé alors de 57 ans, rédigea une lettre de démission pour s'engager dans une voie nettement moins sûre.
Walter Spengler manifesta alors toute sa grandeur d'âme. Non seulement il ne se sentait pas blessé par le refus de Francis Béboux, mais il sut reconnaître la force de caractère et la droiture de l'artiste. Cet entrepreneur qui, après de modestes débuts, s'était hissé vers la réussite à force d'engagement et d'audace, respectait parfaitement le courage de cet artiste à qui la liberté était plus importante qu'une sécurité financière.
La décision de Francis Béboux fut doublement payante. Walter Spengler attira en effet l'attention de Dr. W. A. Jann, qui travaillait pour Hoffman-La Roche, sur les sculptures de Béboux. Ce collectionneur d'art perspicace estima alors: "Je connais beaucoup d'artistes, mais aucun comme Béboux!" L'essor économique permettait alors aux grandes entreprises d'acquérir bon nombre d'œuvres d'art. Dr. Jann, en tout cas, veilla à ce que plusieurs œuvres de Béboux viennent rejoindre la collection d'art de la maison Hoffman-La Roche.
Un succès tardif ... Mais en dépit de la réussite et du succès financier, Béboux ne s'écarta jamais du chemin qu'il avait décidé de suivre. "Je sentais que je ne devais ni me laisser gâter, ni permettre qu'on abuse de moi," déclare-t-il en dressant le bilan de cette période. "En mon for intérieur, je restais un homme religieux. Je considérais à l'époque - et je le considère encore - ce tournant de ma vie, qui m'a permis de me consacrer entièrement à mon art, comme un véritable cadeau du ciel." Cette symbiose de dynamisme créatif et de modeste effacement semble être devenue le principe de vie de Francis Béboux.

Une évolution perpétuelle

La forme de la boule, que Francis Béboux a intégrée comme thème artistique et déclinée en de multiples variations, est pour l'artiste le symbole de la vie – et c'est pour cela justement qu'elle renaît constamment sous de nouvelles variantes, dans un flux incessant d'une variété inépuisable. Aucune boule n'égale l'autre, chacune d'entre elles a sa propre configuration incomparable. Les boules que Béboux a créées semblent avoir être blessées par des fragmentations explosives, et leurs saillies s'apparentent à des cicatrices qui menacent de se rouvrir à tout moment: Les essais atomiques, la destruction progressive de la nature, la folie des expériences et des manipulations scientifiques sont autant de thèmes qui impressionnent et touchent Béboux, exigent d'être traduits par une composition allusive, par une forme visible. D'autres boules à leur tour cachent en elles une boule plus petite, qui émane de la forme mère: de telles boules sont les signes visibles d'un renouveau mental, d'une nouvelle naissance ou d'une guérison de l'intérieur. Chaque soudure, sur ces sculptures en métal, n'est pas un auxiliaire technique indispensable, mais un élément de composition qui participe de la recherche de l'auteur à approcher l'essence des choses. Chaque creux dans le métal a son sens, accroche la lumière, la renvoie, devient lui-même source de lumière. Certaines boules de Béboux peuvent être éclairées de l'intérieur et deviennent ainsi un corps mystérieux, un porte-lumière plein d'espoir.

Si Béboux a une prédilection pour le thème de la boule, il est tout aussi fasciné par la tension qui naît quand les lignes horizontales croisent les lignes verticales en forme de croix. La forme de base à son tour, qui est propre à un ostensoir, l'occupe depuis des années. il ne s'agit pas en fait d'une référence liturgique, mais plutôt du principe essentiel de la pensée créatrice, de l'esprit caché dans la carcasse métallique, ne cessant pourtant de rayonner.
Béboux aime les grands gestes, les grandes formes. Mais il est aussi un maître de la petite forme, qui parle à l'observateur dans son abstraction géométrique et l'invite à une réflexion méditative. Deux cercles qui s'enlacent, auxquels s'ajoute une boule en argent, semblable à une comète, peuvent être interprétés comme le symbole des rythmes de vie qui, sans le savoir, obéissent à une loi mystérieuse.

Dès le début, Francis Béboux s'est intéressé au thème du papillon, ce symbole antique de la métamorphose et de la renaissance de l'esprit. Francis Béboux se souvient de ses premiers essais, lorsqu'il tentait de conférer au métal la forme des ailes d'insecte. Au début, ses papillons étaient empreints de lourdeur terrestre; aujourd'hui, avec leurs ailes argentées, ils semblent vouloir se poser juste un instant, avant de s'élancer vers un zénith inconnu et pourtant réel.
L'évolution est perpétuelle. Pour Francis Béboux, chaque jour marque un nouveau début, qui exige constamment de se concentrer sur l'essentiel, contribue à l'épanouissement personnel et aboutit à de nouvelles formes de création artistique. Le début et la fin fusionnent dans le processus de création artistique. C'est toujours le début – et l'évolution ne connaît pas de fin.

Meta Zweifel

Traduction française: Marie-Claude Buch-Chalayer